« Ouvrez la tête. »
Prenez le tableau magrittien que voici : l’écolier près de la fenêtre, les yeux embués de soleil, la moitié supérieure du crâne ouverte, d’où s’échappe d’une cage, un oiseau. Pascal Quignard parlait de hache. Kateb Yacine parlait de couteau. Partout, la naissance est un phénomène violent, douloureux même. Je me souviens que toutes les naissances que j’ai pu vivre ont été accompagnées, pour leur part, d’un sous-phénomène de la violence, celui de la nausée ou d’un spleen très profond, quoiqu’incapable de se dire lui-même. Le vague sentiment d’un haut-le-cœur dans l’avion qui emmenait aux Etats-Unis s’est reproduit presque à l’identique lorsqu’il fallut le voyage aller-sans-retour dans le chemin inverse, vers la Belgique. Plus matériellement, la naissance du petit frère – ce fut la nausée liée à la maladie de la mère ; le vague sentiment que quelque chose se terminait là-dedans autre que ma période d’enfant-reine ; peut-être déjà le pressentiment qu’il y avait un fantôme entre lui et moi. Même les premiers essais véritablement sérieux dans le domaine de l’écriture : ce fut un poème sur un tableau de Hopper, première année en Belgique, premier mois de 3ème. Ecrivez, à partir du tableau suivant, un extrait de roman, une pièce de théâtre, une réflexion critique, et si vous le voulez, un poème. Le poème arriva tard dans la nuit, dans une chambre qui n’était pas (et ne serait jamais) la mienne : un puits de fatigue. Ce fut aussi une série de poèmes sur les Trois Gymnopédies de Satie : le premier brouillon fut rédigé en voiture, quelque part entre Campan et le Pic du Midi, avec une impression de malaise indéfinissable qui fut dissipée une fois sortie de voiture.
« Seul, pendant un instant. »
Ce qui importe, pendant ces moments de naissance, c’est que finalement, on est seul, autant qu’aux moments de mort. Instant fugitif, certes, mais qui creuse toujours un peu plus une plaie, un abîme, un vertige, un vide. Dès lors, les déracinés sont toujours en proie à un vacillement perpétuel ; véritables équilibristes des falaises, ils ont connu tellement de naissances (et donc autant de morts) qu’ils savent que tout le sens peut tenir à un coup de ‘d’…
« Superstitieusement. »
On peut en effet chanceler devant un lancer de dé(s). Si Dieu est un fumeur de havane, il peut également être un grand joueur ; et qui sait si nous ne sommes pas sortis tout droit de la roulette russe. [A propos, pour traduire un dé en anglais, on dit souvent ‘dice’ – alors que cette forme n’est normalement que le pluriel, le singulier étant traditionnellement ‘die’. Etrange homophonie.] Pur hasard ou produit nécessaire d’une combinaison de paramètres qui, s’ils étaient entièrement prédéterminés, ne laisserait aucun doute sur le résultat du lancer ? Le cas échéant, on revient à Mallarmé. Un coup de dés jamais n’abolira le hasard.
« Postulez en vous-même. »
Postuler, ou faire le vide, pour mieux plonger. La répétition incessante (« Pour se jouer 840 fois de suite ce motif, il sera bon de se préparer au préalable, et dans le plus grand silence, par des immobilités sérieuses ») pour mieux faire le vide ? (Vexation.) Ou bien faire le « blanc » (Socrate). Il s’agit avant tout de reconnaître notre complexité interne. Si nous avions la chance (ou le malheur) d’être une simple vexation, reproduite à l’infini (840 fois peut s’en rapprocher), les choses seraient certes plus simples, mais alors peut-être seraient-elles aussi trop cliniques, trop nettes, trop prévisibles.
« Très perdu. »
Si vous l’êtes à ce point, je le suis tout autant que vous (l’intuition est là, dirait mon professeur de philosophie, mais bigre ! quel manque de clarté !). Si vous ne l’êtes pas, je vous suis reconnaissante d’avoir tout suivi. « Ouvrir la tête », il faut le faire, et nous avons déblayé du chemin, mais il reste encore pas mal de ronces et d’orties là-dedans, de liserons qui, tout en semblant très jolis, prennent un malin plaisir à parasiter et étouffer ce qui est autour d’eux. Comme tout ce qui a précédé reste, somme toute, assez théorique, et ne constitue, à certains égards, qu’une condensation de divagations, venons-en aux faits (comme disait un de mes professeurs qui avait la manie de taper du poing sur la table après avoir prononcé cette phrase.)
« Munissez-vous de clairvoyance. »
Erik Satie portait des lunettes. Si cela a modifié en quoi que ce soit sa perception du monde, il n’en reste pas moins qu’il avait une lucidité d’esprit que bien peu partageaient. On l’appelait le Velvet Gentleman, Monsieur le Pauvre, le Gymnopédiste. Il était considéré comme excentrique. On retrouva après sa mort, dans son appartement où il ne laissait personne entrer, un grand nombre de parapluies notamment, certains inutilisés. Bien qu’il ne demandât presque jamais de l’aide à ses amis, il connaissait bien la misère qu’il appelait « la petite fille aux grands yeux verts ». Ce portrait ne lui rend pas justice, mais c’est le seul que j’ai réussi à esquisser après écoute de ses Gnossiennes. Quelques détails peut-être superflus, mais chez Satie, ce sont les détails qui comptent : Gymnopédie 1, 2, 3, c’est du pareil au même, non ? Raté. Les variations sont, peut-être, infimes, mais elles ne comptent pas moins, de même que les indications que Satie donnait en en-tête de ses partitions. Lent et triste, grave, douloureux. Pourtant on ne peut en venir à répertorier toutes ces variations. Il faut les avoir en tête, sans en faire le décompte. Dresser un inventaire, ce serait dessécher la musique, la rendre aride. Et après tout, ce qui reste des Gymnopédies, c’est surtout un air lancinant, une mélancolie qui hante. A croire qu’entre variations minuscules (mais non moins signifiantes) et identité stricte, Satie voulait cultiver le mythe, la contradiction jusqu’au bout.
« Léger comme un œuf. »
On dit de Satie que ses œuvres sont monotones, répétitives, avec la même puissance créatrice qu’un métronome bien réglé (c’est-à-dire quasi nulle), tout comme on dit qu’elles témoignent d’une grande acuité d’esprit et d’une grande sensibilité aux plus infimes déplacements de souffle. Bien évidemment, partiale comme je suis, je me range parmi les seconds, même si j’hésite à l’exprimer en ces termes. Satie n’aurait sûrement pas voulu qu’on jargonne trop à son sujet, même s’il prenait très au sérieux les aspects en apparence les plus fantaisistes de son œuvre. En fait, ce qui le caractérise le plus, c’était peut-être la légèreté – aux antipodes de la frivolité. Non, il faut prendre ce mot dans son sens le plus physique : une musique de Satie ne se pose pas, elle demeure en suspens, flotte dans l’air, reste à mi-chemin entre incarnation à travers l’instrument et pure virtualité de la partition. Légèreté aussi dans le regard, comme en témoignent les photographies qu’on a pu avoir de lui : il y a un sourire, une étincelle amusée dans ses yeux, et cela quelle que soit la photo.
« Comme un rossignol qui aurait mal aux dents »
Finalement, le mot qui vient à l’esprit, c’est métaphore. Poésie, par association d’idées. Il s’agit de ne pas trop peser sur le monde autour, tout en relevant les prétendues discordances, souvent bien dissimulées et qui pourraient bien constituer une autre harmonie, dans un autre tempo. Le meilleur exemple serait une photographie, pour prendre ce domaine, dont vous ne sauriez si le sujet est papillon ou fleur de cerisier : ce serait d’abord une corolle ouverte, prête à s’envoler. Le rossignol qui a mal aux dents ne pourrait chanter à priori, mais il s’agit de faire comme si – de regarder, écouter, créer comme si. Toute création est ainsi, tisser des ponts – ou les révéler – au milieu de l’assemblage hétéroclite que paraît être le monde. Bien sûr, on ne réussit pas du premier coup. Peut-être question de hasard, de roulette russe. Encore une fois, il faut savoir ouvrir la tête.
« Reprenez, avec politesse. »
Bien. Comment avoir, sur un appareil photo, à la fois une vue panoramique et un zoom sur les moindres détails ? Question à reformuler pour tous les arts ; mais ici, c’est la photographie que j’ai choisie pour une raison toute simple : comme je pars à Lyon, Papa m’a offert un (bel) appareil photo. Il savait bien que j’aimais lui piquer le sien quand je pouvais. Finalement, c’est le cadeau idéal – littéralement et symboliquement. Les horizons s’agrandissent, brusquement. Il faut pouvoir stabiliser, et intégrer cet élargissement jusque dans son être même. D’où trouver d’autres formes d’expression. On a des idées en germe : des séries de photos-haïkus, des jeux sur l’angle de vue, sur la lumière. C’est surtout la lumière en effet qui va importer : on recherche surtout l’œil impressioniste qui saura apprécier chaque reflet dans toute sa singularité. C’est cela aussi, Lyon. Après la concentration extrême sur un objet, sauter à pieds joints dans autre chose, qui serait à la fois le même et différent. On dit qu’à Lyon, à cause des usines, il y a des problèmes de pollution. Et pourtant, j’ai l’intuition que ce ne seront pas les bouffées d’air frais qui vont manquer.
Prenez le tableau magrittien que voici : l’écolier près de la fenêtre, les yeux embués de soleil, la moitié supérieure du crâne ouverte, d’où s’échappe d’une cage, un oiseau. Pascal Quignard parlait de hache. Kateb Yacine parlait de couteau. Partout, la naissance est un phénomène violent, douloureux même. Je me souviens que toutes les naissances que j’ai pu vivre ont été accompagnées, pour leur part, d’un sous-phénomène de la violence, celui de la nausée ou d’un spleen très profond, quoiqu’incapable de se dire lui-même. Le vague sentiment d’un haut-le-cœur dans l’avion qui emmenait aux Etats-Unis s’est reproduit presque à l’identique lorsqu’il fallut le voyage aller-sans-retour dans le chemin inverse, vers la Belgique. Plus matériellement, la naissance du petit frère – ce fut la nausée liée à la maladie de la mère ; le vague sentiment que quelque chose se terminait là-dedans autre que ma période d’enfant-reine ; peut-être déjà le pressentiment qu’il y avait un fantôme entre lui et moi. Même les premiers essais véritablement sérieux dans le domaine de l’écriture : ce fut un poème sur un tableau de Hopper, première année en Belgique, premier mois de 3ème. Ecrivez, à partir du tableau suivant, un extrait de roman, une pièce de théâtre, une réflexion critique, et si vous le voulez, un poème. Le poème arriva tard dans la nuit, dans une chambre qui n’était pas (et ne serait jamais) la mienne : un puits de fatigue. Ce fut aussi une série de poèmes sur les Trois Gymnopédies de Satie : le premier brouillon fut rédigé en voiture, quelque part entre Campan et le Pic du Midi, avec une impression de malaise indéfinissable qui fut dissipée une fois sortie de voiture.
« Seul, pendant un instant. »
Ce qui importe, pendant ces moments de naissance, c’est que finalement, on est seul, autant qu’aux moments de mort. Instant fugitif, certes, mais qui creuse toujours un peu plus une plaie, un abîme, un vertige, un vide. Dès lors, les déracinés sont toujours en proie à un vacillement perpétuel ; véritables équilibristes des falaises, ils ont connu tellement de naissances (et donc autant de morts) qu’ils savent que tout le sens peut tenir à un coup de ‘d’…
« Superstitieusement. »
On peut en effet chanceler devant un lancer de dé(s). Si Dieu est un fumeur de havane, il peut également être un grand joueur ; et qui sait si nous ne sommes pas sortis tout droit de la roulette russe. [A propos, pour traduire un dé en anglais, on dit souvent ‘dice’ – alors que cette forme n’est normalement que le pluriel, le singulier étant traditionnellement ‘die’. Etrange homophonie.] Pur hasard ou produit nécessaire d’une combinaison de paramètres qui, s’ils étaient entièrement prédéterminés, ne laisserait aucun doute sur le résultat du lancer ? Le cas échéant, on revient à Mallarmé. Un coup de dés jamais n’abolira le hasard.
« Postulez en vous-même. »
Postuler, ou faire le vide, pour mieux plonger. La répétition incessante (« Pour se jouer 840 fois de suite ce motif, il sera bon de se préparer au préalable, et dans le plus grand silence, par des immobilités sérieuses ») pour mieux faire le vide ? (Vexation.) Ou bien faire le « blanc » (Socrate). Il s’agit avant tout de reconnaître notre complexité interne. Si nous avions la chance (ou le malheur) d’être une simple vexation, reproduite à l’infini (840 fois peut s’en rapprocher), les choses seraient certes plus simples, mais alors peut-être seraient-elles aussi trop cliniques, trop nettes, trop prévisibles.
« Très perdu. »
Si vous l’êtes à ce point, je le suis tout autant que vous (l’intuition est là, dirait mon professeur de philosophie, mais bigre ! quel manque de clarté !). Si vous ne l’êtes pas, je vous suis reconnaissante d’avoir tout suivi. « Ouvrir la tête », il faut le faire, et nous avons déblayé du chemin, mais il reste encore pas mal de ronces et d’orties là-dedans, de liserons qui, tout en semblant très jolis, prennent un malin plaisir à parasiter et étouffer ce qui est autour d’eux. Comme tout ce qui a précédé reste, somme toute, assez théorique, et ne constitue, à certains égards, qu’une condensation de divagations, venons-en aux faits (comme disait un de mes professeurs qui avait la manie de taper du poing sur la table après avoir prononcé cette phrase.)
« Munissez-vous de clairvoyance. »
Erik Satie portait des lunettes. Si cela a modifié en quoi que ce soit sa perception du monde, il n’en reste pas moins qu’il avait une lucidité d’esprit que bien peu partageaient. On l’appelait le Velvet Gentleman, Monsieur le Pauvre, le Gymnopédiste. Il était considéré comme excentrique. On retrouva après sa mort, dans son appartement où il ne laissait personne entrer, un grand nombre de parapluies notamment, certains inutilisés. Bien qu’il ne demandât presque jamais de l’aide à ses amis, il connaissait bien la misère qu’il appelait « la petite fille aux grands yeux verts ». Ce portrait ne lui rend pas justice, mais c’est le seul que j’ai réussi à esquisser après écoute de ses Gnossiennes. Quelques détails peut-être superflus, mais chez Satie, ce sont les détails qui comptent : Gymnopédie 1, 2, 3, c’est du pareil au même, non ? Raté. Les variations sont, peut-être, infimes, mais elles ne comptent pas moins, de même que les indications que Satie donnait en en-tête de ses partitions. Lent et triste, grave, douloureux. Pourtant on ne peut en venir à répertorier toutes ces variations. Il faut les avoir en tête, sans en faire le décompte. Dresser un inventaire, ce serait dessécher la musique, la rendre aride. Et après tout, ce qui reste des Gymnopédies, c’est surtout un air lancinant, une mélancolie qui hante. A croire qu’entre variations minuscules (mais non moins signifiantes) et identité stricte, Satie voulait cultiver le mythe, la contradiction jusqu’au bout.
« Léger comme un œuf. »
On dit de Satie que ses œuvres sont monotones, répétitives, avec la même puissance créatrice qu’un métronome bien réglé (c’est-à-dire quasi nulle), tout comme on dit qu’elles témoignent d’une grande acuité d’esprit et d’une grande sensibilité aux plus infimes déplacements de souffle. Bien évidemment, partiale comme je suis, je me range parmi les seconds, même si j’hésite à l’exprimer en ces termes. Satie n’aurait sûrement pas voulu qu’on jargonne trop à son sujet, même s’il prenait très au sérieux les aspects en apparence les plus fantaisistes de son œuvre. En fait, ce qui le caractérise le plus, c’était peut-être la légèreté – aux antipodes de la frivolité. Non, il faut prendre ce mot dans son sens le plus physique : une musique de Satie ne se pose pas, elle demeure en suspens, flotte dans l’air, reste à mi-chemin entre incarnation à travers l’instrument et pure virtualité de la partition. Légèreté aussi dans le regard, comme en témoignent les photographies qu’on a pu avoir de lui : il y a un sourire, une étincelle amusée dans ses yeux, et cela quelle que soit la photo.
« Comme un rossignol qui aurait mal aux dents »
Finalement, le mot qui vient à l’esprit, c’est métaphore. Poésie, par association d’idées. Il s’agit de ne pas trop peser sur le monde autour, tout en relevant les prétendues discordances, souvent bien dissimulées et qui pourraient bien constituer une autre harmonie, dans un autre tempo. Le meilleur exemple serait une photographie, pour prendre ce domaine, dont vous ne sauriez si le sujet est papillon ou fleur de cerisier : ce serait d’abord une corolle ouverte, prête à s’envoler. Le rossignol qui a mal aux dents ne pourrait chanter à priori, mais il s’agit de faire comme si – de regarder, écouter, créer comme si. Toute création est ainsi, tisser des ponts – ou les révéler – au milieu de l’assemblage hétéroclite que paraît être le monde. Bien sûr, on ne réussit pas du premier coup. Peut-être question de hasard, de roulette russe. Encore une fois, il faut savoir ouvrir la tête.
« Reprenez, avec politesse. »
Bien. Comment avoir, sur un appareil photo, à la fois une vue panoramique et un zoom sur les moindres détails ? Question à reformuler pour tous les arts ; mais ici, c’est la photographie que j’ai choisie pour une raison toute simple : comme je pars à Lyon, Papa m’a offert un (bel) appareil photo. Il savait bien que j’aimais lui piquer le sien quand je pouvais. Finalement, c’est le cadeau idéal – littéralement et symboliquement. Les horizons s’agrandissent, brusquement. Il faut pouvoir stabiliser, et intégrer cet élargissement jusque dans son être même. D’où trouver d’autres formes d’expression. On a des idées en germe : des séries de photos-haïkus, des jeux sur l’angle de vue, sur la lumière. C’est surtout la lumière en effet qui va importer : on recherche surtout l’œil impressioniste qui saura apprécier chaque reflet dans toute sa singularité. C’est cela aussi, Lyon. Après la concentration extrême sur un objet, sauter à pieds joints dans autre chose, qui serait à la fois le même et différent. On dit qu’à Lyon, à cause des usines, il y a des problèmes de pollution. Et pourtant, j’ai l’intuition que ce ne seront pas les bouffées d’air frais qui vont manquer.