Mar 18, 2009

[frénétique envie de partir,
ou d'attendre,
ce qui au fond revient au même.
frénétisme aussi du vide,
de la lumière qui revient,
qui fait qu'on se détache de plus en plus souvent,
on flotte, on oublie,
on lit, on écrit, on barre, on écoute,
on a juste envie.]
(peut-être de retour)

Mar 5, 2009

Guldentop: fantôme familier

Dans la série de la ‘trilogie Marie Gevers’, numéro 2 : Guldentop.

Toutes les vieilles maisons devraient avoir un fantôme familier. Celui de Missembourg, maison d’enfance de la narratrice-enfant, s’appelle Guldentop. Il ressemble tantôt à un vieux paysan, qui souffre de ses ramatisses, tantôt à un bel homme, grand et blond – tout dépend de qui le voit, et la vision d’une même personne peut évoluer au fil des années. Les fantômes ont cela de pratique qu’ils sont une enveloppe vide et acceptent plus ou moins toutes les formes.

Ce qui confirme l’excellence de l’écriture de cet écrivain belge, ce sont les descriptions, la finesse du style. Enfant, elle n’alla jamais à l’école – elle vécut entre des parents ‘demi-dieux’ et le ‘jardin-roi’, puisant dans la nature et le Télémaque, ainsi que dans le savoir immense de ses parents, son propre savoir. Cela se voit dans la manière même d’employer la langue : elle a grandi en enfant bilingue, entre le français et le flamand – cette dualité n’est pas sans quiproquo et calembours, dont elle exploite d’ailleurs complètement la valeur poétique – et elle peut d’autant mieux le faire qu’elle n’est qu’une enfant lorsqu’elle confond un mot pour un autre. L’inexactitude lui offre des révélations inouïes : ainsi, le mot flamand Boomis, qui signifie ‘automne’, mais qui, découpé, veut littéralement dire ‘la kermesse de Saint-Bavon’, est interprété comme la ‘messe des arbres’ – et toute une description grandiose des sacrifices végétaux pendant cette saison s’ensuit.

Le livre se compose de fragments – pas assez longs pour constituer même une nouvelle, mais assez pour mimer cette mémoire vagabonde, qui se laisse entraîner par un mot, une expression, quelques notes de musique ou un parfum. L’écriture n’en est pas, pour autant, aléatoire ou décousue : elle tend à effacer la chronologie, réduisant les indications temporelles au minimum. L’insertion d’anecdotes, les digressions ne semblent pas artificielles : elles ont toujours une raison d’être, qui sous-tendent le propos, viennent fortifier l’existence de Guldentop et sa quête de son trésor. Le livre se concentre sur l’enfance de la narratrice – mais dans une sorte d’épilogue, une prolepse nous la fait apparaître grand-mère, confrontée à un dilemme – dilemme dont elle ne sortira pas sans hésitation, mais qui tournera toujours à la faveur de Guldentop : sans doute est-ce sa manière de nous montrer combien les choses sont cycliques, combien le temps finit par tout régénérer. C’est dans cette optique qu’on peut comprendre le titre ‘Guldentop pardonné’ pour l’épilogue : pardonné par qui ? pour quoi ? [La deuxième question n’est pas bien difficile – car Guldentop était un personnage peu recommandable semble-t-il en son époque.] Peut-être bien n’est-il pas pardonné, lui qui désespérait de retrouver son trésor et d’entrer au Paradis – mais la condamnation de rester à Missembourg en quête du trésor ne semble pas le pire des fardeaux.

C’est une douce nostalgie qui berce l’écriture de Marie Gevers – celle d’un temps peut-être (peut-être ?) révolu – mais l’écrivain ne tombe jamais dans une mentalité passéiste, voire réactionnaire. Certes, elle souligne toujours sa préférence envers le mystérieux, l’insaisissable par rapport au rationnel, au technologique (qu’on en juge par l’épisode du calorifère, ou même celui de l’épilogue), certes elle déplore la disparition de certains coins de campagne au profit d’une ‘ligne de chemin de fer’ – mais cette nostalgie s’accompagne toujours d’une certaine confiance en l’avenir – confiance alimentée par cette conception cyclique de l’univers. Et c’est ce qui fait le ‘roman’ si vibrant, si solide, et si touchant.

Mar 2, 2009

La Comtesse des Digues

Je croyais ne pouvoir jamais aimer les Flandres, qu’importe le côté de la frontière. Et avec l’écriture de Marie Gevers, je suis presque tombée amoureuse de ce pays, autour de l’Escaut.

Je dis bien presque – car rester dans un pays régi par l’eau comme l’est celui où vit la Comtesse des Digues m’étoufferait. Aucun horizon là-bas, aucune possibilité de fuite, car précisément, tout le paysage se distend en horizons, se déverse pour mieux se perdre en lignes de fuite. Et puis l’eau ! Suzanne – la Comtesse susmentionnée – le reconnaît assez bien elle-même, puisqu’elle sait que l’Escaut est roi en ces terres. La Comtesse des Digues – et avec ce roman, tout l’univers flamand que décrit Marie Gevers dans ses romans – est bien la représentation stylisée d’un monde où entrent en collision et en résonance fleuve, lune et marées, pluie et champs, osier et argile – gigantesque diapason où tout se doit de s’accorder au fleuve omnipotent.

Même la mer – l’océan – ne serait pas aussi opprimante. Et que dire de la montagne ? Dans ces deux paysages au moins, la promesse d’une échappatoire, la possibilité de respirer sans assujettissement. Je regrette, Suzanne, mais vous ne m’avez pas transmis votre amour pour l’Escaut, pour un pays noyé, alourdi par les alluvions et la glaise.

Vous m’avez transmis autre chose – peut-être bien plus à mes yeux : le sens du détail, et la recherche d’une harmonie – à tout niveau que cela puisse être – qui n’a que faire des conventions extérieures et préexistantes.

Tout d’abord ce goût pour les détails : votre démiurge, Suzanne, qui se nomme Marie Gevers, a un don incontestable pour les descriptions, et en particulier le maniement de la lumière. On sait bien que l’eau réfracte la lumière – et il semble que l’écriture est au cœur d’un prisme mouvant, qui happe toute lumière pour la décomposer en arcs-en-ciel. Même la non-lumière, grise et vitreuse, des journées de pluie incessante, est filtrée de la même manière, de façon à devenir poreuse, nacrée, presque aérienne, et à finir toujours en bruine – toujours la décomposition en eau. Les descriptions des beaux jours sont toujours liserées de l’eau – rosée, chaleur humide, tout s’orne de perles, de gouttelettes. On parle des foins, de l’osier, des vanneries, même de la terre, pour éponger l’humidité ; mais cet apport d’un faux-semblant de sécheresse n’est là que pour mieux mettre l’emphase sur la nature aquatique de ce pays. Ne vous méprenez point cependant – ni l’écriture, ni l’histoire, ni le pays ne sont dégoulinants – ils sont juste faits d’eau, et à ce titre, toujours prompts au mouvement. C’est là qu’apparaît une des tensions du texte : Suzanne, à la mort de votre père, ce Comte des Digues farouche et, il fut un temps, presque redoutable, vous rêvez de partir, et cet appel meut un bon nombre de personnages ; mais en fin de compte, vous revenez tous – ou décidez tous de rester. L’enracinement à cause – ou grâce à – la mobilité, ou du moins le désir d’un ailleurs : voilà la tension, qu’on peut éventuellement résoudre dialectiquement, car c’est le mouvement qui vous fait comprendre, Suzanne, qu’il vous faut rester. Vous n’avez pas d’ailleurs, vous qui vous donnez allègrement à ce fleuve que vous aimez réellement, comme une femme peut aimer un homme ; vos rêves se trouveront contenus dans ces digues et cette eau que vous connaissez si bien.

Et de là part et mon enthousiasme et mes reproches. Vous repliez autour de vous, Suzanne, votre solitude un peu altière de princesse – votre famille vivant un peu à l’écart des autres du village, ou même des proches ; vous aimez à vous promener, vous vivez en parfaite harmonie avec les éléments ; et pourtant ! pourtant ! Vous n’oserez pas vous dérober complémentent aux conventions. Car il faut ici préciser que votre histoire est double. La première raconte celle d’une jeune fille qui, à la mort de son père, le Comte des Digues chargé de la surveillance des digues, va devoir reprendre le flambeau du paternel et se battre pour se faire admettre comme Comtesse des Digues. Comme votre père, vous connaissez mieux que quiconque les schorres entre l’Escaut et le Vieil-Escaut ; comme votre père, vous êtes méticuleuse, à en devenir maniaque, et tous les jours, vous partez à pied le long des canaux, vérifier les réseaux. Lorsque votre père meurt, vous songez un instant partir – mais vous comprenez vite que votre place est ici, Comtesse – car si vous partiez, qui ferait aussi bien le travail que vous ? Votre combat relève donc plus ou moins d’une tendance féministe, et de ce combat, vous ressortirez en vainqueur.

Mais la deuxième histoire n’est pas exactement la même. Vous êtes Comtesse, femme d’affaires qui tient les registres, naturaliste et farouche, élevée au Télémaque – mais vous êtes aussi très jeune – à peine sortie de l’adolescence, semble-t-il, et vous avez encore tout à connaître de l’amour. Vous ne vous êtes jamais posée la question, et on ne vous a jamais parlé de ce que pourrait être un mariage – qu’il soit d’amour… ou d’intérêts. A la mort de votre père, on commence à poser des questions ; et vous vous trouvez naturellement une inclination vers l’associé de votre père, le ‘grand, beau Triphon’ [à en lire la description, nous n’avons peut-être pas les mêmes goûts, Suzanne, ‘soit dit en passant’] qui semble vous aimer aussi et qui incarne l’Escaut – fauve, séducteur, maître de lui-même – mais il n’est que l’associé de votre père, et toute la bourgeoisie familiale se dresse contre cette union. Oh, il y a bien Monne, le brasseur, que votre tante calculatrice vous présente, mais il est lourd, paillard, vulgaire – il préfère le cinéma à l’Escaut, l’auto aux promenades le long des rives. Et bien entendu, ce n’est que lorsque Triphon est envoyé en Angleterre que vous vous rendez compte que vous l’aimez – et que vous ne l’aimez plus. Car Triphon change au fil du livre – pour vous plaire, il s’habille en monsieur, et quand il vous croit absente, fait des blagues grivoises. Ce n’est plus Triphon-Escaut à la fin du livre, c’est un autre – peut-être un peu par votre faute, Suzanne, car vous ne vous êtes pas réveillée à temps.

Dès le début du livre, se dresse aussi Max Lantrix. A vrai dire, je l’ai tout de suite mieux aimé que Triphon : on perçoit en lui une décontraction à la limite de la désinvolture, de l’insouciance pour ce qui est des conventions, une distance critique qui lui donne une auréole aigre-douce. Il aime l’Escaut, les digues, l’osier, la musique, les promenades, il pourrait vous convenir, Suzanne, et il est issu d’une famille bourgeoise, il pourrait convenir à votre famille, même si votre tante estime qu’il est « à demi-toqué » (il faut être « toqué » pour vouloir se promener le long du fleuve !). Mais vous lui préférez d’abord Triphon, surtout lorsque celui-ci part en Anglettere – et y rencontre sa femme. Et malgré ce mariage, Triphon vous aime encore, et vous êtes encore attirée par lui – mais vous ne pouvez vous résoudre à céder : comme votre père, vous n’avez jamais trompé personne, et ce n’est pas aujourd’hui que cela va commencer. Pourquoi n’avoir pas tout de suite dit ‘oui’ à Triphon, avant même son départ ? Parce qu’il n’était pas de votre monde ? Vous secouez la tête, en disant que vous étiez amoureuse de Max aussi – mais il est très possible que certaines assertions bourgeoises à ce niveau, à force d’être martelées, se soient imprimées dans votre inconscient. Finalement, vous choisirez Max – et vous l’aimez sincèrement, je n’en doute pas – mais Suzanne, vous n’êtes pas Madame Orpha (votre ‘petite sœur’ pourrait-on dire, héroïne du roman éponyme de Marie Gevers qui sera publié deux ans après), vous n’êtes pas votre cousine, Marieke – et vous n’avez pas osé choisir Triphon avant que tout ne soit trop tard. On a parfois l’impression que Max reste la solution par défaut – au cas où – la solution qu’on a choisie après coup. Même si j’aurais, comme vous, choisi Max – que je préfère de loin à Triphon (qui fait un peu brute de décoffrage quand même), car Max a des allures de poète – nos choix ne se basent pas sur les mêmes raisons. J’aurais choisi d’abord Max ; vous l’avez choisi en fin de compte, par sécurité. Et une fois le mariage conclu, vous revenez à votre premier amour, l’Escaut, accompagnée de celui qui comprenait la valeur des éléments, mais vous vous enliserez vite dans la maternité…

Ne vous méprenez pas, Zelle Zanne, comme on vous appelle : je ne vous blâme pas. Le titre reste La Comtesse des Digues – et non Suzanne Lantrix – soulignant, peut-être, la prépondérance de votre combat à caractère politique sur vos amours. Vous serez la première Comtesse ; et vous avez fait le bon choix en amour, même si je persiste à remettre en question vos raisons pour ce choix – mais Marie Gevers aura tôt fait de réparer cela, avec Madame Orpha. Mais, comme vous le dites si bien pour clore le livre, Suzanne – restez toujours ainsi, dans toute la pureté que vous confère votre amour pour l’Escaut.

Car même si je ne pourrai jamais vivre dans les Flandres, j’aurai plaisir à les traverser et y retrouver les mots de Marie Gevers – peut-être même m’y attarder quelques jours afin de converser avec votre fantôme.